La réponse a été mise à jour le 28 March 2023.
Bonjour,
Nous vous remercions d'avoir fait appel au service Interroge, voici le résultat de nos recherches :
Les raisons d’être du journal intime ont varié à travers les époques. Au fil du temps, ce genre littéraire a répondu aux besoins éprouvés par ses auteurs.
Le Département de français moderne de l’Université de Genève propose, en ligne, des cours d’initiation aux méthodes et problèmes de littérature française moderne, sous forme de modules classés. Vous en trouverez un sur Le journal intime de Dominique Kunz Westerhoff (2005). Ce cours en ligne répond à la première partie de votre question en faisant ressortir certaines des formes que les journaux intimes ont pu prendre ainsi que les buts recherchés.
Par exemple L’introspection spirituelle (à l’origine lointaine des journaux intimes) :
« Examen de conscience, règlement de sa propre vie, auto-amendement et quête de la volonté divine, telles seront les visées explicites des "Exercices spirituels" d'Ignace de Loyola (1548), qui proposent une méthode de progression de l'âme par la méditation mystique. Ces fonctions de l'écriture introspective vont trouver une pertinence particulière dans les mouvements protestants, qui appellent à une expérience spirituelle de la personne individuelle. »
Le témoignage d’une existence dans le chapitre intitulé Une mutation culturelle: l'avènement de la personne privée à la fin du XVIIIème s. :
« […] L'apparition du journal intime à la fin du XVIIIème siècle est liée à un esprit bourgeois. Elle serait orientée par une perspective économique visant à comptabiliser une existence, à promouvoir une singularité, indépendamment des autorités religieuses et politiques. […] Il est une forme de bilan intime, un décompte des expériences qu'il s'agit de recueillir, de ne pas abandonner à la dispersion du quotidien et de l'oubli. »
L’exutoire expressif dans le chapitre Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique :
« Historiquement, le journal intime s'est constitué de ce déséquilibre entre l'intimité individuelle et les événements du monde, de ce vide central où le "moi" ne se fonde que dans une conscience de l'éphémère et dans sa propre incapacité à avoir prise sur le réel. À cet égard, il n'est pas étonnant que ce soit également une parole féminine qui prenne son essor dans le genre diariste, car ce sont précisément les voix silencieuses de l'histoire (pour reprendre l'expression de Michelle Perrot [1998]), celles qui ne sont pas des actrices politiques, qui peuvent y trouver un exutoire expressif. La conscience d'un désœuvrement du sujet, de son impuissance historique et personnelle, sont au principe de la naissance du journal intime. »
Et au début de ce chapitre également :
« Chez Benjamin Constant, l'un des fondateurs du genre du journal intime, le rapport entre l'ère post-révolutionnaire et la rédaction du journal intime est évident: l'instauration de l'Empire entraîne son exil politique et son abandon de la Tribune politique. À défaut d'une parole publique, c'est une parole privée, une parole du salon et du boudoir préoccupée des incertitudes du cœur et de l'impuissance sociale que l'auteur va mettre en œuvre. Dès son retour en France et aux affaires de la nation lors de la Restauration, il cessera non seulement toute pratique du journal intime, mais aussi toute activité littéraire, autre qu'une vaste réflexion théologique. Ainsi l'exercice du journal intime est-il lié tant à une "difficulté d'être personnelle" qu'à une "pathologie de la parole publique", l'individu se trouvant dans une situation de dyschronie vis-à-vis de l'Histoire. »
La conscience de soi en opposition au monde extérieur, toujours dans ce même chapitre Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique :
« C'est en opposition avec les événements du dehors que se déploie le discours intime, comme le dit Éric Marty dans L'écriture du jour : le journal pose une modalité de conscience de soi qui est contradictoire avec le Monde (1985, p.17). Le cas de Maine de Biran, philosophe et homme politique français, en constitue sans doute le meilleur exemple. C'est l'un des premiers diaristes modernes, qui entreprend son œuvre intime lors de la Révolution française et qui dit de ses agendas: c'est mon petit monde intérieur, un asile sûr contre les maux et les troubles du dehors (Agenda, 1815, p.127). Le bouleversement révolutionnaire libère chez lui un discours de l'intimité, dans toute sa gratuité, son insignifiance et ses possibilités spéculatives. »
Le laboratoire de l’œuvre littéraire Un substitut de l'identité personnelle, un substitut du Livre :
« Le journal peut être utilisé comme un laboratoire de l'œuvre projetée, comme un lieu d'ébauches fragmentaires en vue d'une recomposition ultérieure. C'est l'un des intérêts majeurs que présente le journal d'écrivain, de permettre de lire la note journalière en filigrane de l'œuvre en cours. Le journal sert donc de terrain d'exercice, de champ de manœuvres, autant pour le "moi", qui se construit ou se défait à l'aune de ses expériences, que pour la figuration de l'auteur et celle de l'œuvre, dont la composition s'ébauche dans les tentatives journalières. Le journal intime est un formidable inventeur de la personne littéraire. »
L’article Le journal comme forme littéraire et comme itinéraire de vie de Jean-Pierre Jossua paru dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques en 2004 définit aussi quelques catégories de journaux intimes, en répondant au pourquoi de leur existence. D'après l'auteur,
- Le "journal de recherche" est « une entreprise délibérée en vue de fonder une psychologie scientifique et mettre en lumière, avant tout, les phénomènes inconscients […]. C’est une des idées fondatrices à la fois de la psychologie moderne et de la philosophie réflexive. Le journal est l’instrument approprié que suscite une recherche théorique qui a besoin de l’observation, s’intéresse à des états de la subjectivité, et veut rompre avec la pensée exclusivement systématique […]. Cette forme d’écriture libre […] et fragmentaire, sans prendre la forme souvent énigmatique de la maxime, est donc favorable à toute recherche dirigée par un souci d’expérience réfléchie : philosophique, esthétique et littéraire, psychanalytique, religieuse et théologique. »
- Le « journal intime » est « ce que l’on cherche, [ici] c’est l’expression, la découverte, la construction de soi – ou de son image de soi – par soi-même, ce qui suppose une distance dans la coïncidence et un médium : l’écriture. »
- Le « journal œuvre » : « Le risque est évidemment une accentuation de la tendance à construire une image de soi et à répondre à l’attente du public en fonction du genre nouveau : on va supprimer, ajouter, consciemment ou non. Toutefois, il ne s’agit pas d’une substitution par rapport aux journaux du début du siècle, mais simplement d’une nouvelle possibilité : celle d’écrire en pensant à la publication. »
- Le « journal privé » au 20e siècle : « Il demeure écrit pour soi seul ou pour des proches sans idée de le publier, même de façon posthume. D’une part, on retrouve le journal que l’on ouvre afin d’apprendre à écrire, de fixer les impressions fugitives, de tromper la solitude, de recueillir des souvenirs. »
Quant à la question de son utilité – à savoir si cela fonctionne – le journal intime a paru, à chaque époque, matérialiser un moyen de combler un besoin. Au 19e et 20e siècle, il semble en tout cas avoir été une forme de réponse largement plébiscitée, comme paraît le dire Jean-Pierre Jossua dans son article cité plus haut :
« Au sujet de l’une et de l’autre de ces formes, insistons avec Pierre Pachet sur le fait que les journaux ont surgi ensemble en s’ignorant mutuellement : un moment de maturité bien connu en littérature comme en science. En effet, ces journaux qui ne dépendent pas les uns des autres – Constant, Biran, Leopardi, Stendhal, Guérin – ont de fortes ressemblances entre eux, comme celle de faire confiance à une langue et à l’écriture (des media collectifs et relationnels) pour entrer en communication avec soi. »
Le deux documents cités comprennent chacun une bibliographie qui vous permettra d’aller plus loin.
Sachez encore qu’en France, Philippe Lejeune s'est largement intéressé aux journaux intimes de toutes sortes, explorant le genre sous toutes les coutures, du journal de la jeune fille du 19e à la parution de "Cher écran..." : journal personnel, ordinateur, Internet, où il enquête sur les journaux personnels sur ordinateur. Vous pouvez lire un compte rendu de cet ouvrage sur le blog de la revue en ligne Itinéraires. Littérature, textes, cultures.
Nous espérons que ces éléments vous aideront dans votre recherche. N'hésitez pas à nous recontacter pour tout complément d'information ou toute autre question.
Cordialement,
Les Bibliothèques municipales de la Ville de Genève
Pour www.interroge.ch