Interroge a répondu à la question "Existait-il, dans les plantations coloniales (États-Unis et Caraïbes), des rapports maîtres/esclaves "civilisés" tels que le paternalisme, le mariage ou une descendance volontaire ?"
La réponse a été mise à jour le 10 février 2023.
Bonjour,
Nous vous remercions d’avoir fait appel au service Interroge, et voici le résultat de nos recherches :
Il est difficile d'apporter une réponse unanime à la question des relations étroites entre maîtres et esclaves, car comme le dit la quatrième de couverture de l’Atlas des esclavages : traites, sociétés coloniales, abolitions de l'Antiquité à nos jours de Marcel Dorigny :
« La dispersion des nombreuses recherches érudites sur la traite négrière, les sociétés esclavagistes et les processus d’abolition rend difficile, voire impossible, une vision d’ensemble des phénomènes historiques de très longues dates. »
Caroline Oudin-Bastide, dans son livre Travail, capitalisme et société esclavagiste : Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècle), consacre un chapitre aux relations entre maîtres et esclaves qui s’intitule : L’ambivalence de la relation maître-esclave. Cet extrait nous aide à mieux comprendre la complexité et les enjeux d’une société esclavagiste et surtout des relations maîtres-esclaves :
« Peur et racisme – probablement plus évidemment que dans toute autre société esclavagiste - sont dans les îles américaines, au principe même des relations qui unissent les esclaves aux maîtres. Peur du maître face à un "troupeau d’esclaves" qui fait sa richesse mais qui peut devenir à tout moment le facteur de sa ruine, voire de sa mort et de celle de sa famille. Peur très explicite qui peut au reste se doubler de l’angoisse diffuse de subir, du fait même de l’intimité avec le "nègre", une sorte de corruption morale et même, peut-être, une espèce de dégradation physique. Mais aussi racisme omniprésent dont on ne peut pleinement saisir la fonctionnalité au sein de la société esclavagiste qu’en s’efforçant d’appréhender – à travers les discours antagoniques des maîtres, des administrateurs et des abolitionnistes – la profondeur et les formes de son intériorisation par les esclaves eux-mêmes. »
Un autre exemple concerne les affranchissements d’esclaves par leur maître aux Etats-Unis. L’article L’affranchissement testamentaire des esclaves en Caroline du Sud 1783-1865 : un bonheur différé ? de Lawrence Aje, paru en 2018 dans la Revue française d’études américaines, explique le contexte historique, les démarches et les motivations de ces processus d’affranchissement des esclaves, appelé également manumission :
« En Caroline du Sud, les affranchissements d’esclaves se caractérisent par leur nature sélective et non collective. […] Un examen du profil des bénéficiaires des affranchissements, ainsi que des informations limitées qu’offrent les titres d’affranchissements ou les testaments, indique que les manumissions d’esclaves relèvent rarement d’un sentiment anti-esclavagiste ou philanthropique. Elles viennent majoritairement récompenser des esclaves favoris pour leur dévouement ou sont octroyées en raison de liens affectifs — parfois intimes et familiaux — qui les unissent à leur propriétaire. Les probabilités pour qu’un esclave soit affranchi, de même que le type de manumission dont il est susceptible de bénéficier, dépendent étroitement de son degré de proximité avec son maître. Plus le lien entre l’émancipateur et l’esclave est proche, plus l’affranchissement est octroyé du vivant du maître et prend effet immédiatement. »
Plus loin le même article nous relate une histoire réelle suite à des liens étroits entre un maître et son esclave :
« Le riche notable en question est John Carmille. Après s’être vu refusé par l’Assemblée le droit d’affranchir Henrietta, sa concubine esclave, et leurs quatre enfants mulâtres, il choisit, en 1830, de céder sa famille de couleur dans le cadre d’une fiducie, en stipulant que ses membres vivent comme des libres de fait. Après le décès de Carmille en 1833, Henrietta et ses enfants héritent de tous les biens du défunt parmi lesquels figurent deux esclaves. Dans son testament, Carmille exige qu’Henrietta et ses enfants soient affranchis hors de Caroline du Sud si, quinze ans après son décès, les lois interdisant les manumissions dans l’État ne sont pas abrogées. »
Dans l’exemple proposé par l'article de Frédéric Régent intitulé Structures familiales et stratégies matrimoniales des libres de couleur* en Guadeloupe au XVIIIe siècle paru dans Annales de démographie historique, en 2011, il fait état de relations intimes maîtres/esclaves :
« La faiblesse du nombre de femmes européennes (1 femme pour 154 hommes parmi les engagés au départ de La Rochelle pour les colonies entre 1635 et 1715, 40 femmes pour 6 160 hommes), la puissance que les maîtres détiennent sur les femmes esclaves conduisent à un fort métissage entre hommes européens, femmes caraïbes et africaines. Ce métissage conduit à la création de toute une série de termes pour désigner les enfants issus de ces couples aux origines diverses. […] Ces enfants suivent la condition juridique de leur mère. Il existe donc deux catégories de libres : les ingénus (libres de naissance) et les affranchis. L’affranchissement des esclaves est une pratique courante et concerne surtout des femmes de couleur et leurs enfants illégitimes avec des blancs. »
Ce même article précise :
« L’abbé Grégoire souligne aussi la domination des hommes blancs sur les femmes de couleur. Ces relations s’exercent également dans le cadre de la contrainte, mais celle-ci n’est pas systématique. Ainsi fréquemment des hommes blancs se délestent de leur propriété de femmes de couleur qui sont leurs maîtresses et les affranchissent. Ces femmes continuent à fréquenter ces hommes. Une partie non négligeable de ces relations obéit à des sentiments amoureux ou à la recherche de l’altérité sexuelle. »
Nous ajoutons ici la définition des « libres de couleur », selon l’article Affranchis et libres de couleur de Cécile Vidal publié dans l'exposition en ligne - La France aux Amériques - de la Bibliothèque nationale de France (BNF) :
« Les affranchis ou descendants d’affranchis étaient qualifiés le plus souvent de "nègres libres" ou de "mulâtres libres". L’expression "gens de couleur libres" ne se généralisa qu’après 1763, lorsque les débats politiques autour de leur statut prirent une vigueur nouvelle. Les acteurs historiques avaient une conception plus ou moins englobante de cette catégorie, la restreignant ou non aux personnes considérées comme métisses, alors que les historiens désignent par l’expression "libres de couleur" tous les affranchis et descendants d’affranchis nés libres qu’ils fussent d’ascendance africaine ou mixte. »
Bien qu'en dehors du territoire des Amériques voici encore des lignes, provenant de l'ouvrage Abécédaire de l'esclavage des Noirs de Gilles Gauvin, qui témoignent des unions entre maîtres et esclaves, mais également des enfants :
« Dans ce monde de violence, quelques maîtres cependant s'attachèrent réellement à leurs esclaves. L'exemple le plus célèbre à La Réunion est celui de Niama, "négresse" de Guinée, petite-fille de roi, qui fut affranchie par son maître, Jean-Baptiste Geoffroy, le jour de la naissance de leur enfant. Fruit de cet amour, Baptiste Lislet-Geoffroy (1755-1836) devint un scientifique renommé. Mais, s'il était socialement toléré - et même valorisé au sein de la société coloniale - que les Blancs aient pour concubines des femmes esclaves, il était totalement interdit aux femmes blanches d'avoir des relations avec un esclave ou un libre de couleur. »
Si vous souhaitez approfondir le sujet, voici ci-dessous quelques références supplémentaires :
L'esclave et les plantations : de l'établissement de la servitude paru sous la direction Philippe Hroděj
Libres et sans fers : paroles d'esclaves français : Guadeloupe, Île Bourbon (Réunion), Martinique de Frédéric Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard
Les maîtres de la Guadeloupe : propriétaires d'esclaves : 1635-1848 de Frédéric Régent
La famille invisible. Illégitimité des naissances et construction des liens familiaux en Martinique (XVIIe siècle - début du XIXe siècle) de Vincent Cousseau
Plus jamais esclaves ! : de l'insoumission à la révolte, le grand récit d'une émancipation 1492-1838 d'Aline Helg
Nous espérons que ces éléments vous aideront dans votre recherche. N'hésitez pas à nous recontacter pour tout complément d'information ou toute autre question.
Cordialement,
La Bibliothèque du Musée d'ethnographie de Genève
Pour www.interroge.ch